La pâtisserie « russe » de mon enfance

Près de chez nous, avenue Jean Perrot à Grenoble, il existait une pâtisserie aussi belle que dans les livres pour enfants. On l’appelait la pâtisserie « russe ».   Deux grandes vitrines illuminées, garnies de petits et de gros gâteaux éblouissants. Dans la fraîcheur intérieure du magasin, une multitude de chocolats brillants s’alignaient sur des petits plateaux en argent. Mais ce que je préférais, c’était le présentoir en colonne où tournaient lentement des vacherins d’un blanc de neige, scintillants de minuscules flocons de sucre jaune-mimosa.

La patronne, une grande femme mince très apprêtée s’adressait aux clients avec un fort accent russe et un ton mielleux. Elle confirmait toutes nos demandes en se courbant, avec des « Mais bien-soûrrr Madame, je vous en prrrie Mademoiselle…».

Elle passait à toute allure des présentoirs à la caisse, dans une chorégraphie magnifiquement rôdée. Sauf si par malheur une commande était oubliée, ou qu’un gâteau manquait en vitrine

farine

Alors, elle se figeait, pétrifiée.  Puis, nous plantait là, s’engouffrait derrière une porte battante. Depuis la boutique, nous l’entendions vociférer en russe, lancer des invectives d’une voix de tonnerre. Après un moment de silence, elle réapparaissait, avec un large sourire slave, un plateau garni de gâteaux dans les mains et reprenait son service comme si de rien n’était.
Mais, derrière cette porte battante, il y avait surtout le mari de la patronne, le chef pâtissier que j’ai remarqué au fil du temps. Il apparaissait parfois en boutique, en tenue blanche, les épaules courbées. Il déposait de nouvelles pâtisseries sublimes, nous saluant discrètement de la tête, et repartait aussitôt.
Un jour, j’ai compris que c’était lui, le créateur de toutes ces merveilles, lui, cet homme mutique, sans âge, épuisé par son travail méticuleux. J’ai compris le don qu’il faisait de lui, dans chacune de ses pâtisseries.

Ses vacherins spectaculaires, ses tartelettes miroitantes comme des joyaux, donnaient à notre table des allures de cour princière. Lorsqu’on ouvrait l’emballage, j’étais éblouie ! Et je savais, en saisissant ce petit gâteau nappé de glace royale, que j’allais croquer dans une pâte fondante, un mélange moelleux de beurre sucré, d’amandes gorgées de saveurs puissantes, enivrantes.

C’est peut-être grâce à ces pâtissiers à l’accent russe qu’est née mon irrésistible attirance pour la fascinante Russie, qui perdure toujours.