L’épicerie du coin

À la toute fin des années 60, j’avais 6 ans. J’habitais un quartier pavillonnaire de Grenoble.
Pour faire les courses, il y avait le marché et les petites épiceries du coin, tenues par un couple habillés de blouses grises. Les zones commerciales commençaient à peine à naître en banlieue.
Rien de comparable à celles que nous connaissons aujourd’hui. Et comme ma mère n’avait pas le permis de conduire, nous n’avions aucun moyen de nous y rendre.

Très vite, j’ai eu pour mission de faire les « petites » courses dans l’épicerie à quelques mètres de la maison. J’aimais ça.

Avant même de pénétrer dans l’épicerie, les parfums des fruits et des légumes présentés sous le store envahissaient déjà mon nez. Puis une fois dans la pénombre de la boutique, les effluves de charcuterie séchée, de cagettes empilées et de bonbons s’entremêlaient. Pour être servis, il fallait « faire la queue » longtemps, « Une boîte de petits pois extra fins, s’il vous plaît » « Par 250 ou 500 grammes ? » « Plutôt par 250 grammes »… Et ainsi de suite.

Les épiciers allaient chercher chaque produit dans les rayons, pour le déposer dans nos paniers.

Comme tout le monde, je patiente sagement.
Dans la file d’attente, coincée entre deux ménagères, j’observe les clientes, leur panier au creux du bras, et le porte-monnaie replet calé dans leur main. Car, on ne paie qu’en espèces et les chèques ne sont pas acceptés, même assez mal vus. Quant aux paiements en carte bancaire, ils n’existent pas ici : seulement réservés aux grands magasins équipés d’un sabot.

Mon tour approche, j’ai le trac. « Petite, c’est à toi ! ». L’épicière, souriante, me propose de lire elle-même ma liste pour aller plus vite. Mais non ! Je préfère la garder. C’est à mon tour de déclamer haut et fort le contenu de ma liste. On me regarde, on m’écoute. C’est très personnel une liste de courses, très intimidant à exposer à voix haute devant des inconnus. On y révèle un peu de son intimité, beaucoup de sa vie de famille. Je le sais parce que j’ai bien observé les clientes qui passaient avant moi. J’ai imaginé leurs repas, en écoutant leurs achats.

Je demande 4 belles tomates mûres mais « pas molles ». L’épicière, vexée, me rétorque que ses tomates ne sont pas molles. « Une botte de blettes bien fraîches » (toutes mes blettes sont fraîches !)… Je finis ma liste tant bien que mal et je n’ai maintenant qu’une inquiétude : ne pas avoir assez d’argent dans mon porte-monnaie. Ma mère dit toujours que tout est hors de prix ici.
Du coup, a-t-elle prévu assez d’argent ?

L’épicière tape tous mes achats sur sa grosse caisse enregistreuse qui débite le rouleau de papier plein de chiffres. Ça me fait peur

« 11 francs et 32 centimes, petite ». Je déverse le contenu de mon porte-monnaie sur le comptoir. L’épicière saisit un billet de 10 francs et trie d’un doigt rapide les piécettes légères pour faire la somme. Elle ramène contre elle le tout avec sa main. Le compte est bon.
Ding ! Le tiroir-caisse s’ouvre, l’épicière classe les pièces dans chaque casier, soulève un clapet y glisse le billet de 10 et referme le clapet. Je repars soulagée et heureuse, mes courses dans mon filet.

Durant plus de six ans je retournerai dans cette épicerie. Chaque fois, j’étais plus sûre de moi. Je grandissais.

Quand je rentre aujourd’hui dans une épicerie de quartier, j’ai toujours cette impression de pénétrer dans un univers intime, de rentrer chez quelqu’un.